À l’orée du vin nature : une pratique singulière


Il n’y a pas de hasard sous la peau d’un raisin. Le vin nature, ou vin naturel, essaie de revenir à la source : un fruit bien né, des mains patientes, et le refus symbolique de la chimie d’appoint. Épouser une telle pratique, c’est, pour le vigneron, chercher la singularité plutôt que la recette, et préférer l’accident heureux à la sécurité de l’uniformité. Mais que signifie, concrètement, vinifier un vin « nature » sans ajouter d’intrants ? Quelles étapes, quels gestes, quelles attentes animent ces artisans dont les cuvées racontent parfois la pluie ou le vent d’un millésime ?

Souvent malmené dans la presse, le vin nature se distingue par un refus quasi-total de toute intervention œnologique exogène. Mais il ne s’agit pas d’une absence, d’un vide ou d’un « laisser-faire » naïf. Au contraire, ce choix réclame une connaissance affinée du vivant, une attention constante, et la capacité d’accepter le risque. Explorons ensemble le détail de cette élaboration où tout se joue dans la retenue et le doigté.


Naître dans une vigne exigeante : les préalables avant la cuvaison


La vinification sans intrants s’ancre d’abord dans un vignoble mené autrement. On nomme « intrant » tout ce qui n’appartenait pas à la plante ou au fruit avant vendange :

  • Produits chimiques de synthèse (fongicides, pesticides…)
  • Engrais et amendements non organiques
  • Levures sélectionnées, enzymes ou additifs durant la vinification

Le « vin nature » n’a pas aujourd’hui de définition légale unique en France, bien que la mention « Vin Méthode Nature » ait été créée en 2020 pour baliser certaines pratiques (Source : Syndicat de Défense du Vin Naturel, SDVN). Mais dans les faits, la majorité des vignerons s’accordent sur des principes cousinant avec le cahier des charges de l’agriculture biologique, souvent poussé jusqu’à la biodynamie.

Le choix du non-intrant commence à la parcelle. Ici, les vignes sont travaillées, le sol parfois labouré, souvent couvert de végétation spontanée. Aucun désherbant ni fongicide de synthèse n’est employé, et seules des préparations à base de cuivre (dose très réduite), soufre ou tisanes de plantes peuvent venir accompagner la résistance du cep. En France, moins de 7 % des surfaces cultivées sont en bio ou en conversion bio (Agreste 2023), mais la filière nature s’établit essentiellement sur ces terroirs.

Il s’agit d’une agriculture d’observation et de diagnostic : suivre l’évolution de la vigne, anticiper les maladies, décider du moment précis de vendange, car chaque variable non contrôlée en cave devra l’être dans la maturité du raisin.


Vendanges manuelles : choisir la matière, préserver la flore


Vient le temps de vendanger, moment d’intense ferveur pour les domaines nature. Contrairement aux domaines industriels, la récolte s’opère à la main, à maturité juste (Source : Vinsnature.fr). La cueillette manuelle s’avère cruciale pour deux raisons :

  • Sélectionner et éliminer les fruits abîmés, éviter l’apport de pourriture grise ou noire
  • Préserver le « voile microbien » naturel qui recouvre chaque baies, ensemble de levures indigènes qui assureront la fermentation spontanée

Dès ce moment, les choix sont pragmatiques : la vendange est transportée sans heurt, souvent en petites cagettes, pour éviter l’éclatement des baies, qui risquerait l’oxydation ou le développement de phénomènes microbiennes anarchiques avant que la fermentation ne commence.


Le chassé-croisé de la fermentation sans filet : entre attente et patience


La fermentation « nature » : le pari des levures indigènes

Cœur battant du vin, la fermentation est l’étape où le moût, c’est-à-dire le jus de raisin, devient vin grâce à l’action des levures. Dans nombre de domaines conventionnels, les levures commerciales, sélectionnées en laboratoire, sont inoculées pour garantir un profil aromatique stable et une transformation rapide, parfois accompagnées d’enzymes, tanins, acides, ou encore de soufre dès la récolte.

Dans une cuve nature, le raisin est encuvé tel quel, foulé à la main ou non, parfois égrappé, parfois gardé en grappes entières. La fermentation démarre d’elle-même grâce aux levures indigènes, présentes naturellement sur la pruine du fruit. Ce sont elles qui, dans chaque terroir, chaque millésime, dessineront l’identité du vin.

  • Aucune adjonction de levures ou d’enzymes n’est autorisée
  • Rien non plus pour « corriger » la couleur, l’acidité ou les tanins
  • Méfiance absolue à l’égard du SO (sulfites), dont l’addition est limitée à 30 mg/litre (voire zéro, selon les cahiers des charges comme celui de l’AVN) (Source : Association des Vins Naturels, 2022)

Le processus peut durer de quelques jours à plusieurs semaines. Selon la température, l’état sanitaire du raisin, la densité du moût, cette fermentation peut basculer par à-coups, s’arrêter, reprendre, créer ces « déviances » à la marge (certaines odeurs sauvages, réduction, volatile) qui font la réputation parfois sulfureuse, parfois enivrante, des vins naturels.

À ce stade, la principale tâche du vigneron est une veille active : pigeages manuels, remontages doux, prise de température, dégustations quotidiennes. Le contact avec l’air reste limité, et la moindre intervention s’accompagne d’une vigilance extrême pour éviter tout accident microbiologique.


Élevage sans filet : de la patience au risque maîtrisé


L’élevage du vin nature s’effectue rarement à l’abri de la chimie. Certes, la cuve inox ou fibre peut être utilisée, mais beaucoup de vignerons optent pour le bois ancien (jamais des fûts neufs trop marqués) ou l’amphore pour équilibrer la micro-oxygénation du vin, favoriser le dépôt lent et stabiliser le profil aromatique.

Sans SO, la stabilité microbiologique devient plus délicate à obtenir. Pour cela, certains adoptent des élevages plus courts : 6 à 12 mois ; d’autres, au contraire, laissent le vin mûrir longuement sur lies, misant sur la richesse et l’équilibre naturels du millésime. Les soutirages s’opèrent délicatement, la filtration fine ou la légère clarification peuvent être employées, mais jamais de colles œnologiques ni de débourbages chimiques.

On sacrifie ainsi volontiers l’éclat visuel à l’intégrité aromatique. Il n’est pas rare qu’une bouteille de vin nature affiche un léger trouble, une précipitation légère, signe que le vin n’a pas été « corrigé » ou « nettoyé » à outrance.

À cette phase, le vin reste vulnérable aux écarts de température et s’ouvre parfois à l’oxydation prématurée ou à d’éphémères réductions. Près de 13 % des vins natures présentent, selon une étude de l’Université de Dijon (2020), une identité aromatique marquée par la volatile ou des notes de « mouse » (goût de souris), défauts qui tiennent à l’absence de filets sécuritaires.


Bouteille et transport : l’ultime vigilance


La mise en bouteille, dernière étape mais non la moindre, doit s’effectuer sous atmosphère protectrice, à la main ou en chaîne très lente, souvent sans ou avec très peu de soufre ajouté. Certaines cuvées, destinées à voyager, se voient adjoindre 5 à 20 mg/l de SO pour éviter toute prise de mousse ou refermentation en bouteille, mais de nombreux domaines « nature » refusent cette concession.

Le bouchage reste traditionnel : liège, capsule, cire ou bouchon à vis. Le vin est parfois mis en bouteille sans filtration. Cette fragilité rend le vin nature sensible aux variations de température, à l’oxydation dès l’ouverture, plus que ses cousins conventionnels. Il faut alors le boire assez vite, l’apprivoiser sans tarder, et parfois accepter la surprise d’un vin en pleine évolution.


Chiffres et réalité du marché du vin nature


En 2022, on recensait moins de 450 domaines répertoriés « nature » en France, bien que le nombre ait doublé depuis 2015 selon Vitisphere. Ils représentent environ 1 % de la production nationale, preuve que cette pratique reste confidentielle, même si la demande croît d’environ 15 % par an, portée par un public plus jeune, urbain, curieux (Source : Revue du Vin de France, 2023).

L’absence d’intrants contribue à une empreinte carbone moindre (moins de transport, moins de chimie, moins d’emballage lourd), même si l’impact du soufre ajouté reste encore peu étudié à grande échelle. Selon l’INRA, la teneur moyenne en SO d’un vin conventionnel atteint 130 mg/l, quand la moyenne des vins nature tourne autour de 15 à 25 mg/l sur les rouges.

Au-delà des chiffres, l’écosystème « nature » vit d’un bouche-à-oreille fort, de la diffusion par des bars à vin spécialisés ou des salons (La Dive Bouteille, Salon Rue89 des Vins …), lieux d’expériences partagées où l’on goûte, écoute, apprend.


Le vin nature aujourd’hui : entre recherche du goût et affirmation d’une éthique


Faire du vin nature n’est ni une mode passagère ni le retour archaïque à un âge d’or. C’est une écriture particulière du terroir, franche, imparfaite parfois, qui choisit d’avancer sur la crête, sans garantie ni filet chimique. À l’heure où la demande pour des produits moins transformés, plus lisibles dans leur origine, ne cesse de croître, ces vins trouvent leur sens dans l’écoute du vivant, la modestie du vigneron, le refus d’une standardisation tranquille.

À la fin, ce ne sont pas seulement des bouteilles qu’on aligne dans un bar ou sur la table du soir, mais des fragments de paysages, des parcelles de savoir et de patience. Cette fragilité fait leur force, et cette force vient de la confiance en l’invisible. Boire un vin nature, c’est apprendre à lire autrement ce qui relie l’homme à la nature, accepter le goût du risque et la joie de la surprise.

Sources : Syndicat de Défense du Vin Naturel, Revue du Vin de France, Association des Vins Naturels, Agreste, INRA, Université de Dijon.

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